Le texte de la loi du 19 octobre 1946 portant statut général des fonctionnaires
accompagné d’un commentaire composé de trois parties (La réforme administrative - L’œuvre de neuf mois - Le statut ) a été publié dans une brochure éditée peu de temps après la
publication de cette loi que le signataire de cette analyse, Maurice Thorez, Vice-président du gouvernement, Secrétaire général du Parti communiste français,présentait comme « une loi
essentiellement démocratique qui fait honneur à notre pays. »
J’en ai personnellement fait état dans certains de mes écrits, mais elle reste pratiquement méconnue, alors
qu’elle est un document qui mérite de figurer en bonne place dans une histoire de la fonction publique française.
Voici la première partie intitulée « La réforme administrative ». Les deux autres suivront.
I
La réforme administrative
La loi portant « statut général des fonctionnaires » que l’Assemblée nationale Constituante,
répondant à l’appel du gouvernement, a votée à l’unanimité, s’inscrit dans le cadre de la Réforme administrative mise, ou plutôt remise à l’ordre du jour par la Libération
nationale.
Surmontant courageusement bien des difficultés, la Nation poursuit un immense effort de reconstruction et de
rénovation économique, politique et morale. Cet effort ne pouvait manquer de s’exercer dans le domaine d’une Administration que nous devons refondre, rajeunir, démocratiser.
Le Rapporteur de la Commission de l’Intérieur sur le « statut général des fonctionnaires » a dit très
justement : « La France conserve encore le régime administratif fondé sur les bases essentiellement autocratiques que lui avait données Napoléon »
C’est un fait que, depuis cent cinquante années, bien des changements se sont produits en France et dans le
monde. La révolution industrielle, le progrès des sciences et des arts ont fait passer de la chandelle et de la diligence à l’électricité et à l’avion. Nous entrons dans l’ère
atomique.
Sur le plan politique, la France dans sa marche au progrès et à la liberté, a connu bien des régimes. Mais, dans
l’essentiel, notre Administration est restée ce qu’elle était sous Napoléon. Ni dans sa structure, ni dans sa technique, l’Administration n’a été adaptée aux conditions nouvelles de la vie
économique et sociale. Elle en est restée aux mêmes formes d’organisation, aux mêmes méthodes que par le passé. Beaucoup de nos services ignorent encore la machine à écrire. Les procédés modernes
de mécanographie sont chez nous l’exception. Alors qu’autour de nos vieilles administrations, l’évolution économique et sociale se précipitait, et que les attributions de l’Etat devenaient
toujours plus nombreuses et plus diverses.
Sous l’empire des besoins nouveaux, d’une part, certains services se développaient considérablement, d’autre
part, au gré des circonstances, de nouveaux services s’ajoutaient aux anciens. La nature même des attributions de ces services subissait de profondes modifications, notamment dans les
administrations à compétence économique. Et cependant, en gros, et abstraction faite d’institutions secondaires telles que les Offices, les administrations destinées à l’exécution des
tâches nouvelles furent établies sur le même modèle que les vieilles administrations.
On ne peut oublier enfin que Vichy avait encore aggravé les vices de notre administration et
généralisé la bureaucratie en multipliant les créations d’échelons et d’organismes parasitaires.
Voilà les causes profondes de ces insuffisances, de ces lenteurs, de ce formalisme routinier et
parfois tracassier de notre administration, en dépit de ses effectifs pléthoriques. Et en dépit, proclamons - le hautement, de la bonne volonté et du dévouement à la chose publique de nos
fonctionnaires.
Les fonctionnaires sont les premiers à déplorer les défauts de l’administration. Ils sont les premiers à en
souffrir. La structure incohérente de l’administration entraîne l’existence d’un personnel hétérogène et diversifié à l’excès. A côté de fonctionnaires titulaires, on trouve des agents
contractuels, des auxiliaires, des temporaires, tous recrutés selon des méthodes différentes. Il en résulte de sérieuses inégalités quant aux aptitudes, à la compétence, et, pour tout dire, à la
qualité des divers agents de l’Etat. Il en résulte une lente dévalorisation de la fonction publique, sur le plan matériel comme sur le plan moral. Il en résulte la désaffection de nos jeunes
gens pour des emplois qui ne leur assurent plus une vie décente et la considération qui doit s’attacher aux bons serviteurs de l’Etat. Il en résulte l’affaiblissement de l’esprit
d’initiative et du sens de la responsabilité. L’administration archaïque et « autocratique » étouffe la personnalité.
Si bien que la Réforme de l’Administration est aussi le problème de la « libération » du fonctionnaire,
enfin considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative.
Redisons qu’on ne saurait douter de la bonne volonté des fonctionnaires. Nos écrivains, nos caricaturistes, en
forçant malignement quelques traits, ont, à l’occasion, exercé leur esprit critique aux dépens des fonctionnaires. Constatons simplement que notre littérature nationale ne connaît pas le type du
fonctionnaire corrompu ou prévaricateur. La probité et le désintéressement français sont un axiome. Quelques rares cas de corruption, ces derniers temps, et le plus souvent chez des individus
recrutés sous Vichy, sont une exception qui confirme heureusement la règle d’honnêteté et de vertu civique de nos fonctionnaires.
Autre précision nécessaire, en réponse aux propos malveillants des démagogues contre nos fonctionnaires. La
presse réactionnaire fait état de chiffres notoirement exagérés quant au nombre des travailleurs de la fonction publique. On parle de 1.500.000, voire de 3 millions de fonctionnaires :
en réalité, l’effectif du personnel titulaire de l’Etat s’élevait, au 1er janvier 1946, à 516.000, contre 433.000 en 1936. Si l’on ajoute 271.000 auxiliaires, 107.000 agents
contractuels, occupés surtout dans des services appelés à disparaître ou à subir une profonde réorganisation, et 221.000 ouvriers particulièrement nombreux dans les services de l’Armée, de
l’Armement et des Transports, on obtenait alors un total de 1.115.000 personnes contre 700.000 en 1936. C’est beaucoup. C’est même trop. C’est toutefois loin des chiffres mensongers avancés par
les hommes de la réaction.
Précisons également qu’avant l’augmentation des 25% accordés récemment aux fonctionnaires, 40 % du personnel
titulaire et 60% de l’effectif total, toutes catégories comprises, avaient un traitement inférieur à 60.000 francs.