Extrait de
Dans la plupart des écrits émanant d’auteurs qui éprouvent de la sympathie à l’égard de la Commune, il est classique de mentionner deux « erreurs » essentielles du Comité central de la Garde nationale, plus ou moins considérées comme les causes principales de l’écrasement de la Commune de Paris : la décision de ne pas marcher immédiatement sur Versailles au lendemain du 18 mars et d’organiser les élections, celle de ne pas s’emparer des réserves de la Banque de France. On relève également la malencontreuse nomination de Charles Lullier qui a laissé les Versaillais s’emparer du Mont-Valérien, et les conséquences de cette carence sur le massacre de la sortie du 3 avril. De nombreuses autres « faiblesses », apparaissent au fil de l’analyse des événements, et nous les avons rencontrées ici comme dans toute relation de l’histoire de la Commune. Il est bien naturel que l’on se demande ce qui serait advenu si ces « erreurs » avaient été évitées, et que l’on se prenne à rêver à l’entrée triomphale des fédérés dans Versailles, s’emparant des bâtiments publics, contraignant à la fuite le gouvernement de Thiers et les députés à l’Assemblée nationale (les versaillais eux-mêmes n’avaient pas exclu un repli sur Bordeaux ou Tours), au retour à Paris ou à l’exil des agents publics déserteurs, à la mainmise de la Commune sur les trésors de la Banque, et finalement à la réalisation des objectifs des communards.
Cette démarche n’est pas inhabituelle. Chacun peut se souvenir de s’y être engagé à propos de tel événement historique et d’avoir mentalement réécrit l’histoire avec des si. « L’uchronie », mot peu usité désignant une conception de l’histoire prétendant la reconstruire non d’après les faits réels, mais d’après un enchevêtrement possible des faits, a selon Jean-Noel Jeanneney 5 « beaucoup à nous dire quant à l’imbrication compliquée des temporalités.» Cet auteur s’interroge : « Que serait-il arrivé si Brutus n’avait pas osé, si Ponce Pilate avait dit non, si le poignard de Ravaillac avait glissé, si Nelson avait perdu Trafalgar, si Grouchy était arrivé avant Blücher à Waterloo, si la bombe d’Orsini avait tué Napoléon III, ou celle du 20 juillet 1944 Adolf Hitler ? » Citant un ouvrage de Eric Henriet 6, il remarque que ces thèmes, choisis parmi tant d’autres, ont tous été traités dans Les Annales des lettres françaises entre juillet 1956 et août 1957, respectivement par Jérôme Carcopino, le R.P.Riquet, le duc de Lévis Mirepoix, Fleuriot de Langle, René Floriot, Adrien Dansette et Jean Mistler. « En réalité, dit-il, l’exercice n’est intéressant, au-delà du piquant du jeu, que parce que soustraire ainsi un fait de la trame des événements, c’est réfléchir aux mouvements lents qui auraient, de toute façon, continué d’être au travail. »
S’agissant de la Commune de Paris, qui peut affirmer, en effet, que l’issue eut été différente, en négligeant l’essentiel, c’est-à-dire les « forces profondes », les conditions générales de l’époque, les rapports de force à l’échelle du pays, l’occupation d’une grande partie du territoire par les troupes prussiennes ?
5 -Jean Noël Jeanneney L’histoire va-t-elle plus vite ? Gallimard 2001.
6 -Eric Henriet, L’histoire revisitée ; panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Amiens Encrage, 1999.