L’émission C dans l’air sur France 5 de mardi 7 février portait sur le sujet Politique :
les écrits restent.
A propos des « boîtes à idées » au service des candidats en période électorale un des
reportages nous a montré une séance de présentation de l’ouvrage Les fonctionnaires contre l’Etat, dont la couverture apparaissait en gros plan sur l’écran avec une
brève intervention de l’auteure.
Dans cette émission, Yves Calvi et ses participants habituels n’évoquent que rarement la fonction
publique et les fonctionnaires. Mais quand ils le font, ne serait-ce que par une allusion, c’est toujours négatif. J’ai par exemple réagi à une émission en juin 2010 par un article
intitulé J’ai cru que je rêvais tant cela me rappelait les campagnes d’avant-guerre
J’ai souligné ces derniers jours que l’histoire syndicale est dans la tradition des responsables du
mouvement syndical des fonctionnaires CGT dans laquelle je m’honore de m’être toujours inscrit. Il est une autre tradition que j’ai vérifiée dans mes recherches historiques et pratiquée dans
l’exercice de mes fonctions : une riposte énergique et immédiate aux attaques dont les fonctionnaires ont toujours fait l’objet de la part des responsables et formations politiques de la
droite la plus bornée.
S’agissant du livre Les fonctionnaires contre l’Etat, j’ai d’abord pensé qu’il me
suffirait de rappeler les articles que j’avais insérés dans ce blog il y a presque un an, en avril 2011. Mais cette entreprise outrancière bénéficiant d’une telle publicité à l’occasion de
la campagne de l’élection présidentielle, la question revêt une brûlante actualité. J’ai préféré reprendre ces articles.
Cela dit, à chacun de prendre ses responsabilités.
Une entreprise réactionnaire de dénigrement et d’insultes… 18 avril 2011
Un livre au titre provocateur et insultant : Les fonctionnaires contre l’Etat – Le grand sabotage - dont
l’auteur est une journaliste, Agnès Verdier-Molinié- vient d’être publié chez Albin Michel. La quatrième page de couverture explicite la finalité de cette charge contre ce qui est présenté comme
« le lobby le plus puissant de France » et se place délibérément dans la perspective des « prochaines échéances électorales ».
Avant de prendre connaissance du contenu de cet ouvrage, et pour en « savoir plus » j’ai consulté le site de l’iFRAP dont
l’auteur est le directeur.
L’iFRAP est une fondation reconnue d’utilité publique par décret du Premier ministre en 2009 dont l’objet est la recherche sur les administrations
et les politiques publiques. Cet organisme a pris la suite d’un think tank créé en 1985 par Bernard Zimmern, un « entrepreneur militant libéral conservateur » ayant participé à la
création d’une association de « défense des contribuables », auteur d’ouvrages aux titres non moins évocateurs (La dictature des syndicats. L’entreprise malade des
fonctionnaires…)
Cette fondation, qui comprend une quinzaine de chercheurs, publie un mensuel, La Revue Société civile. Elle s’affirme « intégralement
financée par la générosité privée » et se targue d’avoir ses entrées au Parlement, dans les ministères, dans les médias. Les publications de ses animateurs sont
accueillies par de grandes maisons d’édition avec une complaisance probablement non exempte de préoccupations mercantiles.
Une lecture rapide de l’ouvrage montre qu’au-delà des fonctionnaires et de leurs garanties constitutionnelles fondamentales, sont
essentiellement visés les personnels des entreprises du secteur public, leurs acquis sociaux, l’exercice du droit de grève assimilé à un sabotage, les syndicats accusés d’être abusivement
subventionnés par les fonds publics etc. Il s’agit d’imposer à un président de la République et à un pouvoir de droite considérés comme n’allant pas assez loin ou assez vite dans ces
domaines quelques « réformes » de nature à détruire ce qui reste de notre conception de la fonction publique, du statut général des fonctionnaires qui en est la principale
expression juridique, et des services publics à la française dans le contexte européen.
Pour qui connaît l’histoire de la fonction publique, le décor est planté. Cette institution et ces personnages sont dans la lignée des
réactionnaires de l’entre-deux-guerres idéologiquement liés aux féodalités financières, pratiquant une outrancière démagogie sociale, faisant profession de combattre les fonctionnaires et leur
mouvement syndical.
Dans l’immédiat, je m’en tiendrai personnellement à la posture d’historien que je n’ai cessé d’affirmer dans ce blog. En guise de hors
d’œuvre, et en attendant la suite, voici un extrait de mon ouvrage L’Etat et les fonctionnaires que je viens d’insérer dans une publication numérique sur le site internet
Calaméo évoquant les campagnes anti-fonctionnaires des années d’avant-guerre.
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… On n’insistera pas ici sur le fait que brocarder les fonctionnaires et l’administration fut à une certaine époque
un sujet de littérature, d’ailleurs sans méchanceté. On connaît les pièces de Courteline et ses charges contre les « ronds-de-cuir ».
On peut citer cette boutade de Pierre Benoît en 1920 : « Je n’ai encore écrit que trois romans, et déjà,
entre autres amabilités, j’ai été traité de plagiaire, de feuilletoniste, de mauvais Français, de mauvais républicain, de mauvais chrétien, d’arriviste, d’ignorant, et même de
fonctionnaire. » Henry Bordeaux était sans doute moins bienveillant lorsqu’il écrivait : « Les fonctionnaires qui aliènent leur liberté pour un traitement ne devraient pas voter,
mais assister impassibles aux manifestations de la vie nationale comme des eunuques en présence de leur sultan. »
Dans les années 1930, les différentes couches de la population subissent les conséquences de la crise. Elles ont pu
éprouver des sentiments négatifs à l’égard des fonctionnaires qui pendant quelques années avaient pu apparaître moins défavorisés. Mais le mécontentement des fonctionnaires n’était nullement
injustifié, car le retard des traitements sur les prix avant et après une courte période restait une réalité. Dans ces années, on a assisté à de véritables campagnes orchestrées contre les
fonctionnaires, utilisés comme boucs émissaires et qualifiés de « budgétivores ». La presse syndicale, qui ripostait énergiquement, remarquait : « Après les instituteurs
« anti-patriotes » et persécuteurs, après les contrôleurs des Contributions directes « espions et mouchards », ce sont les agents des Contributions indirectes «
bourreaux et inquisiteurs » que vouent aux gémonies les démagogues de la réaction sociale. »
Au lendemain de la guerre de 1914-1918 une organisation qui s’intitulait « L’Union des intérêts
économiques », qui se flattait d’avoir joué un rôle essentiel dans la victoire du « bloc national » aux élections de 1919, diffusait un programme dans lequel figuraient en bonne
place « la liquidation des monopoles d’Etat et leur rétrocession à l’industrie privée », la réduction du nombre des fonctionnaires et l’amputation de leurs traitements.
Plus tard, un député de l’Oise sonnait le ralliement des « payants » contre les « payés ». Des
Ligues de contribuables se constituaient. Avec certaines chambres de commerce, la « Confédération de la production française », la « Fédération des porteurs de valeurs
mobilières » réclamaient la diminution des traitements et retraites. En 1932, un journal corporatif du commerce parlait de « la charge colossale, exorbitante, scandaleuse, que
représente l’appareil administratif français, hors de proportion avec tout ce que conçoit la raison, avec tout ce qui est normal, utile, nécessaire et supportable. » Une partie de la presse
dénonçait ce qu’elle appelait la « marée montante du fonctionnarisme. »
Henri d’Halluin dit Dorgères, un démagogue animateur des « chemises vertes » en ces temps de montée du
fascisme, appelait à des expéditions punitives contre les fonctionnaires du fisc. Dans une circulaire, il donnait des instructions sur les sévices à leur infliger : « Purgation
forcée, tatouage sur le front ou peinture tenace du mot fisc, badigeonnage du corps au goudron avec application de duvet, etc »
Le mouvement syndical des fonctionnaires ripostait très énergiquement à ces campagnes destinées à mobiliser les
classes moyennes en isolant les agents de l’Etat, en soulignant qu’elles étaient contraires à l’intérêt national. « La Tribune des fonctionnaires » avançait des
chiffres tendant à établir « ce que coûtent réellement les fonctionnaires », à montrer à quelles couches sociales profitaient les dégrèvements fiscaux, à dénoncer la fraude fiscale.
Elle fustigeait ce qu’elle appelait la « presse pourrie ».
Nous verrons par la suite que la dénonciation des fonctionnaires sera à toutes les époques ( cf le mouvement
poujadiste dans les années 1950) un sujet de prédilection pour certains journalistes et hommes politiques…
Alerte. Les réacs montent à l’assaut du statut 20 avril 2011
Le retour sur les campagnes anti-fonctionnaires de l’entre-deux-guerres me paraît mettre en
évidence une certaine filiation idéologique entre les protagonistes de ces campagnes et l’auteur de l’ouvrage Les fonctionnaires contre l’Etat. Le grand
sabotage.
Les orientations, les propositions les plus classiques et les plus anciennes des factions les plus dures de
la droite apparaissent tout au long de l’ouvrage. Mais alors qu’elles se concentraient autrefois sur les fonctionnaires, elles s’appliquent ici à l’ensemble des services publics qui ont
connu un grand développement au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Les personnels de l’EDF, de la SNCF, du port autonome de Marseille, des hôpitaux et d’autres services publics, mais
aussi les enseignants et les anciens élèves de l’ENA sont les cibles privilégiées.
Il appartient aux institutions et aux responsables politiques, administratifs, syndicaux concernés de
s’interroger sur leur responsabilité quant au bien-fondé des accusations collectives et individuelles et à la validité des propositions de ces officines qui mettent gravement en cause
un certain nombre de principes fondamentaux.
Quant aux formations politiques de gauche, elles sont mises en présence d’une démarche qui affecte la
conception même de l’Etat et s’inscrit délibérément dans la perspective des prochaines échéances électorales.
Puisque d’aucuns s’obstinent à déserter le créneau historique dans le combat social, et sans prétendre
m’ériger en censeur ou en gardien du temple, je vais revenir sur ce terrain que l’auteure de l’ouvrage en question occupe à sa manière.
Un des buts clairement affichés étant l’abrogation du statut général des fonctionnaires présentée par un des amis
sociologue de cette officine –excusez du peu- comme « une nuit du 4 août », on est fondé à attendre une analyse rigoureuse de ce texte qui serait à l’origine de tous les défauts
imputés à la fonction publique française que le président de la République et son Premier ministre auraient tort de considérer, même par démagogie, comme une des plus remarquables du
monde.
L’auteure ne se préoccupe nullement de l’histoire de la fonction publique à la fin du XIXe siècle et au long de la première moitié du XXe siècle. « Tout commence en 1946 » est-il péremptoirement affirmé (page 59). Elle se polarise sur la légende du « marchandage » qui aurait eu lieu entre
Georges Bidault président du conseil et Maurice Thorez vice président du gouvernement chargé de la fonction publique en se référant à Georgette Elgey et à Jeanne Siwek-Pouydesseau et en se
gardant bien de mentionner les réserves que j’ai faites avec d’autres témoins sur cette question1.
Ses commentaires n’auraient qu’un intérêt anecdotique s’ils n’avaient pour objectif d’accréditer l’idée que
le statut serait le résultat d’une certaine connivence entre les gaullistes et les communistes à la Libération. (Devinez qui leur était hostile à cette époque,
au lendemain de l’occupation et du régime de Vichy !)
Comme il s’agit d’en finir avec le statut des fonctionnaires, il est de bonne tactique de concentrer les
attaques sur lui, même au prix d’un contre-sens historique évident : il est affirmé page 30 que les cheminots et les électriciens-gaziers bénéficient de statuts particuliers
« calqués sur le statut des fonctionnaires » alors que la SNCF a été créée en 1937 et que le statut de l’EDF résulte de la loi du 8 avril 1946 ( le statut des fonctionnaires a été
adopté quelques mois plus tard, en octobre de la même année). Pour achever la privatisation de la Poste, de France Télécom, des grandes entreprises publiques, ces personnages comptent sur
la pression de « Bruxelles ».
Les commentaires figurant page 61 permettent de penser que l’auteure n’a jamais lu les
textes législatifs et réglementaires qui constituent le statut général des fonctionnaires (elle serait en bonne compagnie sur ce point) ou qu’elle n’a pas compris la philosophie républicaine des
« garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l’Etat » mentionnées comme constitutives du domaine législatif à l’article 34 de la Constitution
qu’elle assimile à des « tabous ».
On pourrait ironiser sur le recours à des citations répétées de boutades de Georges Clemenceau et même
en suggérer quelques autres que l’auteure ignore peut-être 2. Mais en dehors du procédé facile,
l’explication est simple. C’était un homme d’Etat exemplaire : il était un « briseur de grèves » en guerre ouverte avec la CGT, promoteur de projets de statut-carcan
rejetés par le mouvement syndical naissant des fonctionnaires
Pour une connaissance un peu plus sérieuse de l’histoire de la fonction publique et de celle du mouvement
syndical des fonctionnaires, j’ai la faiblesse de penser qu’il vaut mieux consulter (gratuitement) sur le site Calaméo, mon ouvrage sur l’Etat et les
fonctionnaires.
1- Une fois n’est pas coutume, mon ouvrage Fonction publique les
points sur les i, Editions de la VO, 1995 est mentionné dans la bibliographie, mais je ne fais l’objet d’aucune citation dans le corps de l’ouvrage. Sans fausse modestie, je considère que
c’est un hommage- probablement involontaire- du vice à la vertu
2- Par exemple, Clemenceau (médecin et homme d’Etat) aurait dit qu’il y a deux
organes inutiles : la prostate et le président de la République.
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Extraits de l’article 11 du titre Ier du statut général des
fonctionnaires
Les fonctionnaires bénéficient, à l’occasion de leurs fonctions, d’une protection organisée par la
collectivité publique dont ils dépendent, conformément aux règles fixées par le code pénal et les lois spéciales…
La collectivité publique est tenue de protéger les fonctionnaires contre les menaces, violences, voies de fait,
injures, diffamations ou outrages dont ils pourraient être victimes à l’occasion de leurs fonctions, et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté.