Sur le plan juridique et institutionnel, les hauts fonctionnaires se situent en dehors des normes générales de la situation de l’ensemble des agents de l’Etat et des collectivités territoriales. Sur le terrain sociologique, on peut les situer dans « les nouvelles classes moyennes supérieures » et certains font même partie des classes dominantes.
Les millions de fonctionnaires et agents publics se situent en partie dans le groupe des sept millions d’ouvriers et principalement dans celui des huit millions d’employés dont la croissance depuis vingt ans est due à la tertiarisation de l’économie et à la féminisation, constituant ensemble la moitié de la population active à laquelle se joignent des millions de retraités.
Par leur niveau de rétribution, leurs qualifications et leurs fonctions, et par leur propre sentiment d’appartenance, les fonctionnaires des catégories A et B font certainement partie du groupe des « nouvelles classes moyennes salariées », et ceux de la catégorie C dont les métiers ont subi des évolutions aussi profondes que ceux du secteur privé, peuvent au moins en partie se rattacher à ce qu’on a appelé le « prolétariat des services ». Mais il faut bien reconnaître que les limites et le contenu de ces groupes sociaux sont imprécis et méritent des analyses plus fines, notamment quand on examine les transformations récentes.
Il y a un quart de siècle, les responsables de la CGT se référaient, pour définir l’orientation de leur action, à ce qu’ils appelaient un « syndicalisme de masse et de classe » et le mouvement syndical des fonctionnaires affilié à cette centrale se réclamait clairement de sa solidarité avec la « classe ouvrière ». Il n’est pas nécessaire de traiter ici des profondes transformations du monde ouvrier au cours de ces dernières décennies dans une économie capitaliste mondialisée, ou des questions qui peuvent se poser à propos des classes sociales et de leurs corollaires que sont la « conscience de classe » ou la « lutte des classes » qui traversaient la société industrielle
C’est une banalité de dire que les temps ont changé. Encore faut-il analyser les changements qui affectent le monde des « travailleurs de la fonction publique », comme on les appelait parfois, et tenter d’en tirer des vues aussi claires que possible pour l’avenir.
Pierre Rosanvallon et Thierry Pech, évoquant « le chômage, l’exclusion, l’insécurité sociale, la ségrégation territoriale, les sentiments de déclassement » qui « dessinent un monde amer », estiment que « la société française a profondément changé depuis la fin des Trente glorieuses, mais que tout se passe comme si on ne le savait pas encore ». Ils soulignent l’urgence de fonder une « nouvelle critique sociale ». Examinant « la crise démographique des nouvelles classes moyennes » le sociologue Louis Chauvel distingue trois générations :
-celles nées avant les années quarante, venues trop tôt pour connaître les modifications les plus rapides de la structure sociale ;
-les premières générations du baby-boom qui ont fait l’expérience d’une révolution structurelle sans précédent grâce à des investissements publics massifs propres à l’expansion des services publics ;
-les suivantes, qui au mieux ne connaissent plus de grands progrès par rapport aux précédentes.
Il note que le mouvement d’extension des « nouvelles classes moyennes salariées » a marqué « les couches sociales correspondant aux catégories B de la fonction publique, aux instituteurs, aux infirmières et aux travailleurs sociaux, aux techniciens, bénéficiant de salaires situés aujourd’hui un peu au-dessus de 1500 euros mensuels, typiquement employés dans le public, les grandes entreprises ou les collectivités locales. » S’interrogeant sur ce qui se passe en France depuis vingt ans, il répond : « Entre les nouveaux postes disponibles et les jeunes candidats potentiels susceptibles d’y prétendre -au vu de leur diplôme, de leur origine sociale et de leur genre- un rift béant s’est formé. » On sait que les nouveaux arrivants sur le marché du travail connaissent des destins socioprofessionnels significativement moins brillants que leurs aînés il y a dix ou vingt ans, et que les jeunes sont plus exposés à un cumul de difficultés concernant l’accès au logement, à la propriété, à l’emploi... Les sociologues s’accordent à penser que depuis une trentaine d’années, notre pays a traité les jeunes comme une « variable d’ajustement ». C’est une « jeunesse sans destin ». On parle aussi maintenant de l’émergence du « travailleur pauvre ».
Tel économiste estime que « Les professions intermédiaires se divisent de plus en plus profondément entre une fonction publique surdiplômée, agressée par le rétrécissement du périmètre de l’Etat, et des classes moyennes du privé de plus en plus menacées par l’insécurité professionnelle. » Les sociologues constatent que « l’ascenseur social » est en panne, et certains avancent même l’idée qu’en réalité c’est un « descenseur social » qui fonctionne.
Ces éléments de la sociologie contemporaine formulés avant même la crise profonde dans laquelle le monde est plongé, permettent de mieux comprendre les phénomènes de déstabilisation, de déclassement, de décrochage des générations qui affectent les salariés et parmi eux les fonctionnaires confrontés à la politique salariale de l’Etat et autres aspects d’une politique générale de la fonction publique se situant au cœur du mouvement social en cours.
1- La République des idées coédite avec les éditions du Seuil une collection d’essais portant sur les mutations de la démocratie, les transformations du capitalisme, les inégalités...
Un ouvrage publié en mai 2006, La nouvelle critique sociale regroupe des contributions de Pierre Rosanvallon, Thierry Pech, Eric Maurin, Pierre Veltz, Laurent Davezies, Philippe Askenazy, François Dubet, Marie Duru-Bellat, Louis Chauvel, Martin Hirsch.