Extrait de 72 jours qui changèrent la cité (La Commune dans l’histoire des services publics ) et La Commune de Paris telle qu’en elle -même
I
L’historien Georges Soria constatait : « L’originalité de la Commune fut précisément d’être ce creuset d’où sortit en moins de huit semaines le plus audacieux ensemble de principes et de lois révolutionnaires qu’aucune assemblée délibérante du XIX e siècle ait jamais adopté 1.» C’est une question essentielle. A ce sujet, une des premières questions qui viennent naturellement à l’esprit, lorsqu’on se situe à la jonction de l’histoire et du droit, est de savoir quelle fut précisément la traduction juridique des actes de la Commune.
Les principales décisions résultant des délibérations du Comité central de la Garde nationale pendant la première semaine, et ensuite de celles du conseil général de la Commune exerçant leur autorité dans la capitale et non dans l’ensemble du pays pouvaient-elles être assimilées à des lois ? En tout cas la distinction classique entre textes législatifs et réglementaires n’apparaissait pas dans le contexte d’une certaine confusion des pouvoirs.
Alors que les précédentes révolutions avaient remplacé l’ancien pouvoir, celle du 18 mars n’a pas renversé le régime du 4 septembre qui s’est installé à Versailles. Le conseil général de la Commune ne s’est pas formellement érigé en assemblée nationale et ses décisions ne furent donc pas présentées comme des lois. Le terme fut utilisé (probablement parce que dans le même temps l’Assemblée de Versailles légiférait sur ce sujet), et seulement dans le titre, pour le texte sur les échéances qui d’ailleurs était, comme les autres, précédé de la mention « La Commune décrète ». De même Eugène Protot utilisa l’expression « projet de loi » pour présenter un texte sur le jury d’accusation lors de la séance du 22 avril, alors qu’il s’agissait bien d’un décret publié comme tel au JO du 25. Les décisions de la Commune revêtirent, ainsi que le Journal officiel de la Commune en fait foi, la forme de décrets et d’arrêtés qui sont, dans notre droit, des actes réglementaires.
Il en fut a fortiori de même des actes relatifs aux décisions de gestion administrative émanant de la Commission exécutive, des Commissions et Délégations, ou des fonctionnaires nommés à la tête des administrations.
Ces textes indiquaient leur objet dans un ou plusieurs articles, éventuellement précédés d’un bref exposé des motifs, suivis de la désignation de l’autorité chargée de l’exécution et de la signature du ou des responsables. Ils ne portaient pas la mention de leur objet dans un titre, contrairement à l’usage. La rédaction du JO le désignait dans le sommaire qui figurait en tête de chaque numéro. On peut d’ailleurs se demander si cette rédaction n’aurait pas été dans son rôle en corrigeant de façon plus systématique certaines lacunes ou anomalies.
Chaque numéro du JO comportait aussi des ordres ou informations de ces autorités sous forme d’avis ou de simples communiqués ou encore des décisions sans qualification précise.
Quant aux affiches de la Commune, elles portaient toutes en tête « République française » et la devise « Liberté, Egalité, Fraternité », alors que dans le même temps l’Assemblée de Versailles était dominée par une écrasante majorité de monarchistes.
Au-delà de ces questions de forme, moins mineures que d’aucuns ne pourraient le penser, certains actes administratifs de la Commune présentaient une caractéristique dont la portée revêt une certaine signification. Divers arrêtés mentionnaient très classiquement le visa des textes sur lesquels ils se fondaient, et dont les services de la Commune estimaient que, demeurant en vigueur, ils constituaient la base légale de leur action. Les textes ainsi visés étaient des lois de la Révolution, du Premier Empire et des régimes suivants du XIXesiècle. Cette référence aux législations antérieures apparaissait essentiellement dans les arrêtés concernant le recouvrement des impôts et taxes d’Etat.
Par exemple, un avis du directeur de l’Enregistrement et du Timbre publié au JO du 12 mai donnant l’ordre aux débitants de tabacs -qui étaient commissionnés par l’administration pour le débit des papiers timbrés - de remplir leurs obligations en renouvelant leur approvisionnement, se référait explicitement à un arrêté ministériel du 15 novembre 1864 pour annoncer que les débitants ne se conformant pas à cet ordre dans les quarante-huit heures seraient remplacés, et que les titulaires eux-mêmes s’exposaient à se voir retirer leur bureau de tabacs sans préjudice des peines pécuniaires et correctionnelles prévues par cet arrêté du Second Empire. Un arrêté relatif au droit de timbre applicable aux compagnies d’assurances, publié au JO du 16 mai, était fondé sur les lois du 5 juin 1850 et 2 juillet 1862. Une note de la même direction (JO du 19 avril) concernant le droit de timbre des journaux et autres publications se référait à la loi du 28 avril 1816 et à un décret du gouvernement de la Défense nationale en date du 6 septembre 1870 qui avait supprimé ce droit sur les affiches à caractère commercial, et rappelait que les peines de simple police étaient édictées par l’article 474 du code pénal.
Dans une certaine mesure, on peut voir là une continuité de l’action administrative qui s’exprimait avant tout dans le fait que la Commune s’employait à faire fonctionner les administrations compétentes en appliquant les lois et règlements en vigueur.
Mais le plus important semble être la volonté de ces administrations fiscales de la Commune d’établir la « légitimité » de leurs actes, que le gouvernement de Versailles tentait de mettre en cause. Dès le début, la Commune s’adressa aux contribuables parisiens pour les appeler à faire leur devoir. Ainsi pouvait-on lire au JO du 3 avril sous la signature des deux directeurs des Contributions directes : « …jusqu’à ce qu’une loi prochaine fixe la manière la plus équitable de la participation de tous aux charges de la République, nous comptons sur vous pour opérer le versement de vos contributions dans la caisse des percepteurs de la Commune. » Cette donnée apparaissait également dans une controverse entre les deux JO, celui de la Commune et celui de Versailles : le gouvernement de Versailles, par une note publiée à son JO du 12 avril, contestait en ces termes la perception des droits d’enregistrement par les services de la Commune : « … les préposés installés par la Commune, n’ayant ni mandat de l’autorité compétente, ni serment en justice, ne peuvent valablement donner aux actes et aux déclarations une formalité, qui viciée dans son principe, ne saurait produire aucun effet civil ni libérer le contribuable envers le trésor. » En reproduisant cette note au JO de la Commune du 20 avril, J.Olivier, directeur de l’Enregistrement et du timbre répondait :
« Que la Commune de Paris a été, par la force des événements et la volonté des citoyens investie de tous les pouvoirs publics, et spécialement de celui d’administrer les finances ;
Qu’elle ne saurait faire face aux dépenses nécessaires de l’administration sans les ressources de l’impôt ;
Que la perception de cet impôt par les préposés et employés actuellement en fonctions est, par suite, dans la nécessité de la situation, et que, d’un autre côté, c’est dans l’intérêt général qu’elle a lieu ;
Que le gouvernement de Versailles, après avoir volontairement, et de parti pris, désorganisé tous les services publics à Paris, ne peut, contre tout droit et toute équité, condamner une population de plus de deux millions de citoyens à une sorte de mort civile, en faisant obstacle à l’accomplissement des formalités que la loi prescrit rigoureusement, telles que l’enregistrement des actes et jugements, etc … »
On trouvait aussi ces visas de la législation antérieure dans d’autres textes : l’organisation de la « foire aux jambons » (sous la forme d’une « ordonnance » au JO du 31 mars), l’affranchissement des lettres à destination de la province ou de l’étranger (JO du 26 avril), la situation des aliénés dans les établissements spéciaux (JO du 28 avril), le prix du pain (JO du 9 mai) la reprise des terrains concédés dans les cimetières, la tenue de la foire aux pains d’épices. Quant au décret sur la liquidation des monts-de-piété, (JO du 1ermai), il était accompagné d’un assez long rapport de la Commission du Travail et de l’Echange présentant un historique de cette institution. Selon « l’arrêt » concernant la cour martiale (JO du 18 avril), les peines à appliquer relevaient du code pénal et du code de justice militaire.
« L’illégalité » de la Commune, tel était le maître mot des Versaillais ! A quoi Lissagaray ripostait dans une de ses envolées lyriques aux « légitimistes implantés deux fois par les baïonnettes… », aux «Orléanistes sortis des pavés … », aux « brigands de Décembre… » : « Eh quoi ! lorsque les grands qui font toutes les lois procèdent toujours illégalement, comment doit procéder le travailleur contre qui toutes les lois sont faites ? »