Extrait de
René Bidouze, La Commune de Paris telle qu’en elle-même Une révolution sociale aux avant-postes de la République et des libertés municipales
Réédition 2009, Le temps des cerises (p 201-203)
.
Qui est Antonio Gramsci (1891 - 1937) ?
Quatrième des sept enfants d’une famille très modeste, il a travaillé dès l’âge de onze ans, puis il a poursuivi des études secondaires, obtenu une bourse, s’est inscrit aux facultés de lettres et de droit. Il a pris ses premiers contacts avec le mouvement socialiste italien avant la Première Guerre mondiale, et a eu, au long des années suivantes, une grande activité dans le journalisme politique. Arrêté en 1919, il fut en 1921 l’un des fondateurs du Parti communiste italien, directeur de son organe devenu quotidien, Ordine nuovo. Elu député en 1924, alors que l’Italie était sous le régime fasciste, il fut arrêté en 1927 et condamné à vingt ans de réclusion. De 1929 à 1936, il rédigea ses Cahiers. Gravement malade, il obtint une réduction de peine, puis fut libéré en 1937. Mais il mourut quelque temps après, frappé par une hémorragie cérébrale. Théoricien marxiste, Gramsci a élaboré des concepts et développé des analyses subtiles et originales sur la Révolution et les questions de l’Etat. Son œuvre a donné lieu à des interprétations contradictoires et à des controverses dans le mouvement communiste international.
Voir Marie Antonieta Macciocchi, Pour Gramsci, Editions du Seuil, 1974
On ne rencontre pratiquement jamais, dans les études générales sur la Commune de Paris, même dans celles qui font une place plus ou moins large aux écrits de Marx, les analyses d’Antonio Gramsci.
Ce penseur, rejetant le dogmatisme, a avancé des concepts nouveaux tels que « hégémonie », « société civile » et « société politique », « bloc historique », « catharsis », dont le maniement est particulièrement subtil et complexe, mais qui n’occupent pas la place qu’ils méritent dans la littérature marxiste. Ses travaux furent pratiquement frappés d’interdit par les idéologues soviétiques.
L’application qu’il a faite de ces concepts aux événements qui se déroulèrent en France de 1789 à 1870 présente pourtant un incontestable intérêt, car elle éclaire la place de la Commune de Paris dans ce processus historique. Gramsci a déduit de son étude que « ce n’est qu’en 1870-1871, avec l’expérience de la Commune, qu’arrive à son dénouement historique tout ce qui, en 1789, n’était qu’à l’état de germe… » Il note qu’au cours de cette longue période jalonnée par 1789, 1794, 1799, 1804, 1815, 1830, 1848, 1870, se sont succédé en France des crises, des bouleversements sociaux et politiques qui se sont déroulés jusqu’à l’instauration d’un nouvel équilibre entre les forces antagonistes. Et il constate que d’une part, la bourgeoisie a été capable d’assurer sa domination idéologique, et que d’autre part, elle a ouvert des périodes de « stabilisation » de plus en plus longues, en contrôlant de mieux en mieux la « société civile », comme le montre l’énumération des dates retenues.
En 1871, la bourgeoisie, comprenant que son « hégémonie » était menacée, et qu’un divorce entre « société civile » et « société politique » risquait de modifier les bases de la direction de l’Etat, a sauvagement réprimé le mouvement communal.
C’est avec l’écrasement de la Commune, pense cet auteur, que s’est achevée la crise organique ouverte par la Révolution de 1789. Il constate que les contradictions internes de la structure sociale n’ont trouvé leur équilibre relatif qu’avec la IIIe République donnant à la France « soixante ans de stabilité politique », et il considère, notamment pour cette raison, que l’expérience historique de la Commune de Paris est « d’une valeur inestimable. »
L’application des concepts avancés par Gramsci à cette longue période de l’histoire de France le conduisait à une réflexion pertinente : avant même de conquérir l’Etat, la Révolution française de 1789 avait été préparée par le « siècle des Lumières » diffusant une nouvelle conception idéologique opposée à celle de l’aristocratie, pénétrant jusque dans les campagnes, et jetant ainsi les bases de la conquête de la « société politique » par le nouveau « bloc historique. »
C’est bien la crise de l’hégémonie adverse qui prépare les conditions de la prise du pouvoir. Un groupe social, pense Gramsci, peut, et même doit s’imposer comme dirigeant, avant même la prise du pouvoir, en se ménageant le consensus des « groupes sociaux et alliés ». Même si la Commune de Paris a su assumer tout à la fois les intérêts des ouvriers et ceux de la petite bourgeoisie parisienne, elle était coupée de l’ensemble de la France rurale, et n’a pu vaincre l’hégémonie de la bourgeoisie. De ce point de vue, la situation de la France en 1871 n’était pas celle de 1789…
On est en droit de penser que c’est principalement en ce sens que « la Commune n’est pas morte », tout en admettant qu’on puisse évoquer cette formule par référence à des considérations relevant d’un certain « romantisme révolutionnaire ».